lundi 13 mai 2013

Sortir du paradigme socio-mercantile




Depuis la chute du mur de Berlin, et l’échec catastrophique du communisme, s’est imposée une dérive perverse du capitalisme, contre lequel ne s’opposait plus aucune alternative capable de lui résister. S’est ainsi imposé un nouveau paradigme, celui de l’ultralibéralisme, inspiré du darwinisme économique et social. On a réactualisé les vertus de la main invisible d’Adam Smith, cette sorte de providence naturelle de l’économie à la quelle il faudrait s’en remettre, selon Herbert Spencer. Il est vrai que la mort de Dieu, la perte de crédibilité des récits mythiques fondateurs qu’ont mis en évidence les philosophes de la postmodernité à la fin du XXe siècle, ont aussi contribué à ce grand vide de sens, de lien organique de la société des individus, si atomisée qu’elle est difficilement endurable et même durable. Cette vacuité idéologique appelait à la reconnaissance d’un nouveau paradigme, basiquement posthistorique et postnational, prétendument a-idéologique, fondé sur le pragmatisme et le réalisme le plus trivial, mais susceptible de combler sans retard cette vacuité. Les économistes ont donc théorisé une sorte de rationalité marchande et technoscientifique, à laquelle on devrait s’en remettre tout aussi bien pour assurer l’ordre social que les relations internationales. Ce degré zéro de l’idéologie est bien évidemment tout aussi idéologique que les religions ou les utopies sociales. Il est même l’expression de la violence du capitalisme. Mais il a eu l’avantage de pouvoir prétendre transcender les diversités culturelles et politiques pour s’imposer comme un dénominateur commun minimum, par rapport auquel la Chine aussi bien que la Russie, l’Afrique ou l’Inde devraient s’accorder en s’alignant sur l’idéologie des États-Unis. On voit bien à quel point et à quel prix de souffrance humaine la divergence cubaine est exposée ; à quel point elle est diabolisée par les grandes puissances. On dénonce dans les pays du Nord la vision alternative dont Hugo Chavez s’est fait lechampion au Venezuela contre les 5% de propriétaires qui prétendaient imposer leur loi avec leur argent et avec l’appui des États-Unis au 95% de pauvres. On souligne, non sans raison, que les indignés contre Wall Street et le 1% des dominateurs qui dirigent la planète, ont eu du mal à théoriser leur indignation et à proposer une solution alternative, malgré les deux livres célèbres de Stéphane Hessel : Indignez-vous !, Engagez-vous !
Cette nouvelle mouture de l’universalisme, cette fois non plus catholique ou marxiste, mais marchand et donc financier, est aujourd’hui difficile à contester, tant elle est en apparence dépourvue de références identitaire et culturelle. Elle est aussi renforcée par le prétendu universalisme de la technoscience et par la mondialisation des transports et des réseaux numériques de communication, qui, elle, est indéniable. Elle prétend donc imposer sa transcendance pragmatique tout en respectant les diversités linguistiques et culturelles. Et il est vrai qu’elle paraît hautement préférable aux hégémonies précédentes, religieuses,  militaires ou fascistes, car elle respecte du moins beaucoup plus la liberté d’expression et s’affiche démocratique, se déclare même le champion de la démocratie.
Il n’en demeure pas moins, que sa violence, son cynisme et les crises mondiales dans lesquelles nous plonge aujourd’hui la spéculation financière sauvage que justifie cet ultralibéralisme, aboutit à sa remise en question, non seulement par des majorités de citoyens des classes moyennes et pauvres dans les pays qui en subissent la loi d’airain et sombrent dans un chômage généralisé. L’écart grandissant entre les riches, toujours plus riches, et les pauvres, toujours plus démunis, devient intolérable et destructeur, non seulement des sociétés qui lui sont soumises, mais aussi des gouvernements qui tentent de lui résister et de maintenir un pouvoir autonome de régulation, et finalement de lui-même. Il porte à la révolte des masses, à la perte des consensus sociaux et politiques sans lesquels les nations et les rapports entre les nations ne sauraient se maintenir. Les crises financières, sociales et politiques à répétition qui sévissent dans l’Union européenne aujourd’hui et menacent de la désintégrer, en donnent la preuve incessante.
Le dévoiement des spéculateurs qui misent sur la misère et sur la destruction des solidarités sociales et des identités, ceux qui rient aujourd’hui des intellectuels contestataires et dénoncent les dictatures de Cuba et du Venezuela, ne voient pas qu’ils légitiment eux-mêmes cyniquement la dictature de l’argent. Il faudra bien, pour en sortir, que nous inventions un mode de socialisation et de rapports internationaux nouveau, quoiqu’en disent les puissants de ce monde. Le système actuel tire à sa fin, car il perd sa légitimité idéologique et aboutit à des crises mondiales. Et nous ne doutons pas, contre tous les discours dits réalistes, contre toutes les apparentes logiques économiques et financières, contre tous les pourfendeurs de naïvetés morales, que seule une exigence de solidarité sociale et d’éthique planétaire pourra nous remettre sur la route du progrès humain. 

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