samedi 30 janvier 2010

L'instinct de création


Je poursuis ici ma réflexion sur la théorie de la divergence que j’oppose celle de l’adaptation darwinienne.
Darwin, en inventant la loi de l'évolution, nous a libéré du créationnisme. Grâce lui soit rendue. Mais sa théorie de l'adaptation par la sélection de l'écart physiologique est beaucoup trop mécanique pour être suffisante à expliquer le phénomène global de l’évolution et la multiplication des espèces à l'échelle que nous connaissons. La puissance inventive de la nature et la prolifération de tous les scénarios biologiques possibles et imaginables qui en résultent dépasse les limites d’un processus d’adaptation. La nature est créative de par sa propre dynamique interne, pas seulement par réaction à l’environnement.
J'ai déjà souligné que le darwinisme ne saurait expliquer le cas de l'espèce humaine. L'histoire récente de l'humanité, au sens de ce que nous avons été capables d'en découvrir et de ce que nous pouvons observer, démontre, outre bien sûr une grande capacité d'adaptation ou d’ajustement aux conditions de vie, que seule une série de multiples divergences et mutations peut nous avoir menés à ce que nous sommes aujourd'hui. Nous ne sommes pas descendus du ciel, certes. Mais il ne suffit pas de dire que nous sommes descendus des arbres pour expliquer que nous ayons perdu notre queue, et que nous nous soyons redressés sur nos pattes arrière. Il ne suffit pas de dire que notre cerveau s'est développé pour nous permettre d’échapper aux prédateurs, alors que notre corps n'avait plus les capacités physiques de leur échapper ou de les affronter, ou parce que nous sommes devenus des primates carnivores. La nature a manifestement une capacité organisationnelle et une intelligence propre, qui la rend extrêmement créative. L’évolution de l’espèce humaine a résulté de projets successifs et non de réactions adaptatives.

Le vitalisme est un matérialisme

Il ne suffit pas de dire que la vie a commencé il y a quatre milliards d'années dans les eaux salées des océans, puis qu'elle s'est adaptée progressivement à la vie terrestre depuis quatre cents millions d'années. Le matérialisme a été conçu comme une libération de l’aliénation religieuse du créationnisme. Mais il ne faudrait pas le réduire à un mécanisme simpliste. Depuis le XIXe siècle, les sciences de la vie ont connu un développement spectaculaire. La matière atomique est devenue elle-même dynamique et vivante. Nous devrions désormais parler de vitalisme et non plus de matérialisme. Le vitalisme est un matérialisme, dans sa formulation plus actuelle. Certes, nous avons longtemps été réticents par rapport à ce mot qui semble aussi simpliste que «la vertu dormitive du sommeil» dont se moquait Molière. Mais le reproche ne vaut-il pas aussi pour le matérialisme ? Nous ne devrions plus redouter que certains l’interprètent comme une dynamique surnaturelle qui pourrait réintroduire un mystère divin. Nous ne considérons dans le vitalisme, qui n’est pas une théorie constituée, que la puissance de développement biologique de la nature. Ce n'est pas parce que nous n'avons pas la capacité de l'expliquer qu’il n’existe pas. Le fait que nous soyons de plus en plus capables de déchiffrer des processus physiques, chimiques, physiologiques de la vie ne signifie pas que nous sachions expliquer le vitalisme qui les a créés, mais seulement que nous sommes parties prenantes de la vie. Sans ce vitalisme de la nature, nous ne serions pas là aujourd'hui pour en parler.

Affirmer, contre Kant, notre capacité à déchiffrer la nature

Nous sommes de constitution homogène avec la nature, de plain pied avec elle. Nous pensons avec ses structures mêmes. Cette homogénéité entre nature et espèce humaine – et comment pourrait-il en être autrement ? – remet en question le dualisme kantien. Emmanuel Kant avait exprimé les principes de prudence dont nous avions besoin au XIXe siècle pour ne plus tomber dans des abus de pensée. Ses Prolégomènes à toute métaphysique future avaient ce grand mérite. Mais Kant plaçait ainsi l’homme dans un statut de séparation totale d’avec la nature, de non communication possible avec elle. Nous limitant à une connaissance phénoménologique, il imposait une séparation insurmontable entre l’homme et la matière: une opposition qui constituait un résidu de l’idéalisme platonicien et chrétien. Nous participons au même langage que celui de la nature. Nous déchiffrons réellement la nature, même si cela demeure encore très partiel parce que nous sommes une partie de la nature, en osmose avec elle.
Le darwinisme n’est pas faux. Il est seulement insuffisant; il constitue un élément partiel d’explication de l’évolution, une explication de détail, anecdotique comme les exemples d’adaptation qu’il cite à l’appui de sa démonstration. Il ne prend pas en compte le principal, qui est la capacité de la nature elle-même de faire des sauts, des mutations, de diverger, de projeter,d’explorer de nouvelles combinaisons génétiques, qui elles-mêmes se développeront jusqu’à leur accomplissement, au point même d’adapter leur environnement à leurs besoins, comme le fait l’homme de plus en plus.

L'instinct de création

Ainsi, on ne saurait expliquer l’invention et le développement exponentiel du numérisme avec les concepts darwiniens d’écarts dûs au hasard, permettant une adaptation, puis une sélection assurant son existence. Les concepts darwiniens sont inopérants face à ce phénomène, qui a pourtant une importance évolutive majeure pour notre espèce. Ce n’est pas davantage l’adaptation à la compétition commerciale, les capacités de gestion, de contrôle ou de communication du numérique qui expliquent son émergence et sa généralisation. Ce serait une explication juste, mais beaucoup trop réductrice. Nous ne saurions nier ici l’instinct de création qui anime les programmeurs aussi bien que les entrepreneurs et que les utilisateurs.
Oui, il existe dans la nature, y compris dans la nature humaine, un instinct de création. Peut-être l’expliquerons-nous un jour par des processus physiologiques. Mais même si nous sommes aujourd’hui démunis pour en démontrer l’existence, nous l’affirmons parce que ses effets sont indéniables. Le darwinisme ne saurait expliquer le numérisme. Le numérisme lui, le remet en question.
Hervé Fischer